Ces
éloges et la présente introduction ont
été publiés p.201-307 des
Mémoires de l’Académie des Sciences,
Belles-Lettres et Arts de Lyon, t.8, 2009 INTRODUCTION
À DEUX ÉLOGES
INÉDITS DE M. POIVRE L’Académie
des Sciences, Belles-Lettres et Arts de Lyon mettait au concours pour
l’année 1819 un éloge de Monsieur
Poivre, citoyen lyonnais né un siècle plus tôt, homme de mérite qui,
jusqu’à sa mort en 1786, fut un membre actif de
l’Académie pour autant que ses obligations et sa
santé le lui permirent. Six
concurrents participèrent à cet hommage et les
archives de l’Académie en ont conservé
la mémoire. Au registre Ms140 sont présents cinq
des six manuscrits : l’éloge n°2,
œuvre de M. Grange, n’est plus dans les archives
mais facilement accessible puisque publié en 1824. Les
cinq autres éloges n’ont jamais
été publiés, même si celui
de M. Torombert (éloge n°6) fut plusieurs fois
annoncé à l’impression. Ces
éloges n’étaient pas pour autant
inconnus des historiens, Louis
Malleret, en particulier, les avaient étudiés
pour la documentation de sa monumentale biographie de Poivre comme de
nombreuses références à ces manuscrits
en témoignent. Il
était frustrant de s’en tenir aux citations de
Malleret, aussi la publication est-elle apparue nécessaire
pour deux d’entre eux : l’éloge
n°6 de M. Torombert, largement cité à
juste titre par Malleret et, d’une façon moins
évidente – car Malleret s’y est
très peu référé –
l’éloge n°3 de M. de Gérando
dont le survol avait retenu notre attention. * Le
prix de 300 francs fut décerné en 1819,
anonymement, au mémoire n°6, œuvre
d’Honoré Torombert. Cette
récompense était parfaitement
justifiée, car cet éloge constituait en 1819 une
somme sans équivalent sur la vie et les œuvres de
Pierre Poivre. Torombert avait disposé des journaux de
voyages qui seront publiés plus tard par Henri Cordier puis
Louis Malleret, mais des éléments de ce
mémoire nous montrent que Torombert avait
également eu en mains des sources encore inconnues
– en tout cas non disponibles – aussi ce document
est-il une référence indispensable
aujourd’hui encore à toute bonne étude
sur Pierre Poivre. Charles
Louis Honoré Torombert (1787-1829), notable lyonnais, avocat
à Cour royale de Lyon et publiciste fut un membre actif de
l’académie lyonnaise. Il était
apparenté directement à la veuve de Pierre
Poivre. Cette dernière, Françoise Robin,
était la tante de l’épouse
d’Honoré Torombert. Cette proximité
explique qu’il ait eu accès aussi
complètement aux archives de Pierre Poivre. À
cette époque Françoise
Robin est à nouveau veuve, son second mari Pierre Samuel du
Pont de Nemours est mort aux États-Unis en févier
1817, elle est alors disponible et alerte, à même
de renseigner au mieux les biographes de son premier époux.
Elle ne devait s’éteindre que bien plus tard, en
1841, à l’âge de 92 ans, un an avant M.
de Gérando dont il est question ci-après.
Joseph
Marie, baron de Gérando (1772-1842), dont
plusieurs écrits sont signés
Degérando, est également un Lyonnais, philosophe,
conseiller d’État, membre de l’Institut,
etc. Son existence est trop bien et trop diversement remplie pour la
résumer en quelques lignes. Il est plus
particulièrement connu pour ses Considérations sur
les diverses méthodes à suivre dans
l’observation des peuples sauvages,
œuvre pionnière de l’anthropologie. Nous
retiendrons ici une autre facette de ses talents. Voici ce
qu’écrivait son biographe Mlle Octavie
Morel : «
En 1820, l’Académie de Lyon avait mis au concours
la question suivante : « Indiquer
les moyens de reconnaître la véritable indigence,
et de rendre l’aumône utile à ceux qui
la donnent, comme à ceux qui la
reçoivent ». M. de Gérando
écrivit son Visiteur du pauvre, et
remporta le prix. Il en consacra la valeur à la
création d’une caisse
d’épargne, dans le sein de sa ville natale
[…]. D’une brochure de quelques pages il fit un
volume, […]. Le Visiteur du Pauvre,
arrivé à un grand nombre
d’éditions en France, a été
traduit dans toutes les langues. » Cet
exemple de destinée planétaire d’un
mémoire de l’Académie retiendra sans
doute l’attention, mais il s’agit ici de rappeler
la préoccupation de M. de Gérando pour la
philanthropie. Nombre de ses écrits et son implication dans
des œuvres de bienfaisance en témoignent.
C’est au travers de cet engagement qu’il a connu
les du Pont de Nemours, Pierre Samuel, très
concerné, mais également son épouse
Françoise qui s’était
impliquée, pratiquement dès sa
création en 1788, dans la
Société de la charité maternelle,
œuvre pionnière dans la philanthropie, et elle
persévéra dans cette voie toute sa vie
jusqu’à créer la première
œuvre de bienfaisance impliquant des enfants (lire les
savants ouvrages de Mme Catherine Duprat). L’éloge
n°3 est intitulé Quatre
journées à Saint-Romain.
Voilà bien un mémoire peu académique,
une scénette baroque qui n’a
mérité ni prix, ni accessit de la part de la
savante société. Par la suite, les historiens ont
ignoré ce mièvre bavardage, et Louis Malleret
lui-même n’en a presque rien retenu. Il
nous a tout de suite semblé que cet éloge
méritait une toute autre attention, et ce sentiment est
devenu certitude après une découverte dans les
archives Dupont aux États-Unis. À Wilmington
(Delaware), est conservée la mémoire de toute la
dynastie Dupont-Nemours, et bien sûr on y trouve les archives
du premier d’entre eux, Pierre Samuel du Pont de Nemours, et
nombre de documents, concernant sa deuxième femme
Françoise Robin. Deux
documents de ces archives ont un rapport avec notre éloge
n°3 : – Le premier,
intitulé : Juin 1819 –
Éloge de Monsieur Poivre par M. de Gérando
est un manuscrit de 128 pages, brouillon de
l’éloge lyonnais que nous publions ici, nous
mentionnerons parfois des différences.
(référencé : Winterthur
Manuscripts, Group 2, W2-5629) – Le second est
intitulé : Discours prononcé
le 20 février 1841, sur la tombe de Madame Veuve du Pont de
Nemours par Monsieur le Baron de Gérando, Pair de France,
Conseiller d’Etat membre de l’Académie
(référencé : Longwood
Manuscripts, Group 8 : A). Dans ce discours, on a
relevé la remarque suivante : « Je
pourrais révéler le secret curieux du concours
ouvert à l’Académie de Lyon, pour
l’éloge de Poivre, pour lequel elle fournit les
plus abondans matériaux à tous les concurrens, et
pour lequel elle envoya elle-même une notice dont elle
était l’auteur, mais en laissant ignorer son nom,
notice qui mérita les éloges de cette
société savante. » Les
éloges étaient théoriquement anonymes,
mais en fait les auteurs en étaient connus, on le croyait du
moins. Lequel s’était prêté
à dissimuler la prose de Françoise
Robin ? Monsieur de Gérando est un
prête-nom tout indiqué, mais dès avant
de connaître son aveu, l’originalité du
discours, la richesse, l’intimité des informations
indiquaient sans conteste une étroite proximité
entre l’auteur de cet éloge et Pierre Poivre.
Nous avons écarté la
possibilité que ce soit un autre des six éloges
qui soit l’œuvre de Françoise Robin,
seuls les éloges Gérando et Torombert sortent
d’une simple redite de faits et légendes
bien connus, et entre ces deux, le style ne laisse
pas grand doute. Pour
autant cet aveu ne règle pas l’affaire. Le
manuscrit de Lyon et le brouillon américain sont, nous
semble-t-il, de la main de M. de Gérando. En effet nous
pensons qu’ils sont de la même écriture
qu’une lettre de M. Gérando que nous avons sous
les yeux et son biographe nous signale que sa très
importante correspondance est entièrement autographe. Outre
son écriture, nous retrouvons dans le texte, des phrases
dont M. de Gérando est très probablement
l’auteur : un passage où
Françoise Robin est encensée, une introduction
dans les mêmes termes que celle écrite par M. de
Gérando pour Le visiteur du pauvre, et
d’autres passages où s’expriment des
préoccupations propres à M. de Gérando. Aussi
sommes-nous pratiquement persuadés que cet éloge
est le résultat d’une collaboration.
Françoise Robin a dû entièrement
concevoir et rédiger une première version, (M.
Gérando n’a pu imaginer ce canevas ni les
personnages) et M. de Gérando l’aura
très peu altéré mais
complété.
Un
passage ne laisse aucun doute, à notre avis :
« Je me rappelle encore ce jour
où tu rentras dans ta ville natale, ce jour où,
avec ta respectable mère, ton frère, ta
belle-sœur, modèle de toutes vertus, avec mon
vieux père, avec un concours de bon citoyens, nous
allâmes au devant de toi, où je te vis pour la
première fois. » :
C’est Françoise qui parle, elle accompagne
« ta belle-sœur »,
sa tante qui, sans enfant, a dû tenir auprès de
Françoise le rôle maternel en remplacement de sa
sœurs défunte. « mon
vieux père », celui de
Françoise, n’est pas incongru dans ces
retrouvailles familiales, c’est le beau-frère de
« ton frère »,
Denis Poivre. Si
on s’accorde avec cette analyse de Françoise
Robin, auteur de quatre-vingt dix pour cent de cet écrit,
évidemment le texte prend une autre dimension. Pour
terminer, en 1939, Charles Perrat publiait une courte
étude : Un lyonnais à la veille
de la révolution, Pierre Poivre ancien intendant des
îles de France et de Bourbon. Sans entrer dans le
détail, nous savons que cet auteur avait pu
accéder à des archives non encore
publiées, et son étude mentionne un
journal non publié, […]
un cahier où il inscrivait au jour le jour quelques
pensées. Nous
avons très probablement ici, reproduits dans cet
éloge, nombre d’écrits de Poivre qui
font partie de ces manuscrits qui, espérons-le, sortiront un
jour de l’ombre. Deux
des personnages mis en scène dans les Quatre
journées à St Romain ont bien
existé : – Joseph Hubert
(1747-1825) colon de Bourbon, reçut de Poivre un des
premiers plants de géroflier, qu’il fit multiplier
dans toute l’île, il garda toujours une grande
admiration pour Poivre dont il contribua grandement à
entretenir la mémoire. Mme Poivre poursuivit une
correspondance avec lui et lui fit don en 1791 du portrait de Poivre.
Joseph Hubert n’est jamais venu en France, il est mort sur
son île.
En 1820, dans une lettre à M. Hubert
adressée de Paris, Mme veuve Dupont (de Nemours)
évoque les éloges lyonnais en ces
termes : « Je ne puis encore vous
envoyer, ainsi que vous voulez bien le désirer
l’Éloge de M. Poivre qui a remporté le
prix de l’académie de Lyon. Il n’est
point encore imprimé et l’auteur qui est mon
parent demeurant à Lyon je n’ai point cet
Éloge qu’il m’avait seulement
envoyé pour en prendre lecture et qu’il a fallu
lui rendre. J’avais ici un autre Éloge dans la
péroraison duquel Monsieur et digne ami vous tenez une si
juste place, mais je l’ai prêté et la
personne est à la campagne et ne me l’a point
encore rendu. Dès que le vainqueur sera imprimé
j’aurai l’honneur de vous l’envoyer. » – Camille Pernon
(1753-1808) dirigeait à Lyon une importante fabrique
d’étoffes pour meubles et brocarts au renom
international, il fut membre de l’Académie de Lyon
et de la société d’Agriculture (comme
P. Poivre), il était
successeur de son père Étienne Pernon, fabricant
de soieries à Lyon. *
L’orthographe
et la ponctuation ont été actualisées
pour faciliter la lecture. De même de
légères modifications typographiques ont dues
être pratiquées dans les dialogues. L’orthographe
des noms propres, ancienne ou fantaisiste, n’a pas
été modifiée en
général.. L’orthographe
des noms communs (géographiques, botaniques…)
n’a pas été rectifiée
lorsque jugée exotique, amusante, ou tout simplement pour
les mots dont la correspondance moderne n’a pas
été recherchée. Le
manuscrit de Quatre journées à Saint
Romain comporte de nombreuses notes en marge et beaucoup de
phrases sont soulignées. Ces surcharges sont là
pour informer sur l’origine de phrases attribuées
à Pierre Poivre avec des nuances dans la façon de
les rapporter. Il nous a semblé qu’il
était nécessaire de respecter scrupuleusement ces
précisions, d’où le maintien de ces
notes en bas de page et le soulignement. Pour
ne pas surcharger davantage le texte, nous avons exclu toute note
supplémentaire à l’exception de
quelques remarques concernant la transcription. Ces notes sont
clairement identifiées : Note
du transcripteur.
Le manuscrit de l’éloge
par Torombert comporte des mots ou des phrases
soulignées, sans qu’on puisse déceler
un ordre vraiment logique : dans le respect de
l’auteur le soulignement a été
remplacé simplement par l’italique.
Les
manuscrits utilisés ici et
référencés Winterthur
Manuscripts et Longwood Manuscripts sont
la propriété de Hagley Museum and Library et leur
utilisation oblige la mention : « Courtesy
of the Hagley Museum and Library » Nos
remerciements vont aux deux établissements qui ont permis
cette transcription, l’Académie de Lyon en la
personne de Louis David et de Paul Feuga, et la bibliothèque
de Hagley en la personne de Mme Marjorie
McNinch, Reference Archivist. * * * Jean-Paul
Morel, juin 2010. -
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